Vaclav
Havel
En
1993, lors de mon second périple en Europe centrale, il m'était impossible de
ne pas revoir Prague. La ville était alors devenue la capitale de la Tchéquie
nouvelle, et en déambulant dans le coeur de la cité, je retrouvais sans peine
les images sensationnelles qui m'avaient subjugué l'année précédente. Prague.
Un nom, une âme. La ville me paraissait si loin de Lille que je ne parvenais
pas à établir de lien avec l'Europe dite occidentale.
En
train, ce n'est pourtant pas si loin, mais dans un livre d'histoire, Prague
c'est ailleurs, c'est dans un autre temps.
En
septembre 1993, alors que les sites principaux me sont devenus familier, je me
hasarde sans carte ni repère dans les entrailles de la cité. Tout est si beau
que je me sens libre de me perdre. J'ose franchir la porte d'une taverne
sombre, attiré par une petite enseigne Rock, en parfait contraste avec les
boiseries et vitraux du XVIIe siècle. Le lieu est figé dans le temps,
somptueux, confiné, mais la faune est jeune, bigarrée et animée; Il respire la
contre-culture, la jeunesse, le bruit. Je suis bien tombé, me dis-je.
Prague
« Underground »
En
feuilletant le dépliant du lieu, je découvre que Moe Tucker y donne un concert
ce soir. Moe Tucker a été membre de The Velvet Underground, le groupe New
Yorkais qui a donné son sens au terme "musique Underground", durant
les années 1965-1970. Un groupe que j’adore; Le Velvet, c’est ma religion.
Je
me dis que j'ai une chance incroyable et qu'il fait décidément bon de se perdre
dans Prague.
Il
est acquis que je me suis adresseé à la barmaid pour lui acheter un billet, que
j’ai, pour l’occasion retrouvé mon plan de la ville pour tenter, sans succès,
d'y dessiner un gros point rouge pour désigner l'endroit. Il est 17 heures, et
je suis fébrile. Je sors visiter un peu le quartier- pas trop loin, je ne veux
à aucun prix manquer le show - et suis de retour à 20 heures pour la
réouverture du lieu.
Les
pépites
Le
spectacle commence. Je me suis faufilé au premier rang, juste derrière le
cordon de sécurité, je suis aux anges. J'ai l'impression d'assister, avec 150
autres chanceux, à un truc rare, un « Showcase » confidentiel qu'on
ne voit qu'une fois.
Mais
quelle n'est pas ma surprise lorsque, me familiarisant avec l'obscurité et le
garde du corps posté juste à côté de moi, je réalise que l'homme assis à une
table juste en avant est ...
Mais
oui, c'est lui, c'est Vaclav Havel, en train de fumer une cigarette, comme
n'importe quel client. En tout cas, pas comme le président qu'il a été et qu'il
est redevenu. Les jambes croisées, la veste de tweed, le profil familier, il
savoure le spectacle en homme simple mais néanmoins initié. Je le devine de
connivence avec les musiciens comme il sait l’être avec son peuple. Tout
simplement Vaclav Havel, là à deux mètres de moi, parmi les ombres envoutantes
des noctambules, les mélodies improbables des générations.
Là,
je suis renversé! Je ne sais plus si c'est sa présence ou la chance d’être ici
ce soir qui m'impressionne le plus, mais j'ai un sourire en banane et des pépites
dans les yeux.
Le
garde du corps que je finis par questionner histoire d'être certain de ne pas
rêver, me comprend à travers le bruit et me fait oui de la tête en souriant.
(Rit-il du seul gars dans la foule qui n'y croit pas?)
Le
billet
Je
cherche mécaniquement mon billet de concert, tout en essayant de conserver ma
place car la foule commence à remuer solide autour de moi. À défaut d'avoir une
photo à prendre, je me dis que sa signature scellera le moment que je vis. Mais
j'hésite. Un autographe c'est un peu idiot, me dis-je. Si au moins j'avais un
de ses livres...
Le
garde du corps que le bruit sur scène et la danse de la foule ne rendent pas
nerveux comprend mon hésitation et m'invite à lui donner mon billet. Je
m'exécute tout en le regardant, incrédule, porter le tout à l'illustre personne
que je ne cesse de regarder entre les volutes découpées par les néons. Vaclav
Havel lève les yeux vers son interlocuteur, puis tourne la tête dans ma
direction, m'identifie d'un seul coup d'oeil et me regarde. Il prend mon
billet, se redresse pour y écrire quelques mots à l'endos, puis redonne le tout
à son messager. Il m'adresse alors un sourire amical, accompagnant d'un
chaleureux salut de la main son témoignage de gratitude. Je lui dis merci, sans
voix, par delà la musique.
Son
geste a duré pour moi l'instant d'une éternité.
L'impression
que j'en garde est aussi forte que les mots de Vaclav Havel sur mon billet:
"Občanské fórum" (Forum Civique), accompagnés du symbole du cœur en
guise de dédicace.
Ce n'est pas un autographe.
C'est une promesse.
J’y ai lu la conviction que l'on doit
toujours suivre sa voie, en tant que peuple ou individu, peu importent les
chemins à emprunter pour y parvenir.