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samedi 30 janvier 2016

Quand tout sera numérisé...

Stocker de l'information,
vivre de l'information,
et ne jamais s'éteindre.
Non, ne jamais éteindre la mémoire!
Ne plus jamais avoir à s'en rappeler!




L'essor des sociétés dites « modernes» s'appuie très largement sur le développement des techniques et des technologies. Privilégiant les sciences dites « pures » pour édifier le progrès, strates par strates, vis après vis, elles se transforment avant tout sur le plan matériel. Mais il n'est un secret pour personne que cette orientation a une incidence directe sur le plan social, idéologique, psychologique, éthique, artistique...sur tous ces aspects étudiés par les sciences dites « humaines ». Et ces sciences humaines façonnent à leur tout et à leur manière notre façon d'imaginer et de bâtir le progrès...sans trop nous détourner des technologies.



À cette prémisse très générale, se greffe un mouvement persistant : celui de la conservation et de l'archivage de l'information. Les techniques sont mémorisées pour en préserver le savoir, pour en multiplier l'usage et pour en simplifier la connaissance. L'imprimerie, l'enregistrement, l'informatique sont venues chacun leur tour accroitre les possibilités et les opportunités d'archivage. Elles succédèrent à la transmission du savoir oral.



Peu à peu, les moyens de stockage et de conservation du savoir technique sont devenus des plateformes avec lesquelles de nouveaux outils et de nouveaux usages pouvaient être créés. Ces plateformes de stockage ont libéré un gigantesque potentiel de création, de savoir et d'information. Les sociétés modernes sont ainsi inexorablement devenues des sociétés technologiques, des sociétés du " savoir ", privilégiant la conservation et la communication des connaissances et de l'information; des sociétés dont l'essor et la puissance s'appuient tout autant sur des techniques matérielles - la fabrication des machines, des outils, des réseaux de communication, des produits de consommation - que sur des créations sur les supports du savoir - archives, mémoires, biens culturels, logiciels, procédés, recherche, concepts idéologiques, philosophiques, intellectuels...



La perspective que je souhaite emprunter est la suivante : le volume et les formes que prennent aujourd'hui le stockage et la conservation de l'information provoquent des changements en profondeur de tout ce qui fait notre environnement. Elle me conduira à émettre l'hypothèse que les sociétés modernes se dirigent vers une duplication intégrale du monde réel, lequel sera devenu aussi indispensable à leur survie et à celle des individus qui la composent que le monde réel lui-même.



La naissance des archives



Quiconque veut apprendre les arts-martiaux doit suivre son maître et reproduire les techniques qu'il lui montre. Cette apprentissage par imitation, sans intermédiaire, d'humain à humain est utilisée depuis que le premier art-martial a été créé environ 2500 ans avant J-C. Il en était ainsi car pour préserver leurs techniques et lui assurer sa pureté, les maîtres des arts martiaux ne conservaient leurs technique que dans leur esprit et dans leurs gestes répétés à l'infini. Il en a été ainsi jusqu'au XXe siècle lorsque l'occident a commencé à enseigner les arts-martiaux. Tout le savoir que nos sociétés possédaient était de cette tradition orale jusqu'à ce qu'un scribe qui n'avait pas de disciples se mette en tête de vouloir laisser une trace après sa mort.



L'histoire de l'homme occidental se confond quasiment avec celle de la transmission de la culture par les artefacts (gravure, sculpture, livre, toile, enregistrement audio, vidéo, mémoire vive, dure, virtuelle...), ce qui a permis de diffuser et de démultiplier les techniques (agriculture, industrie, machinerie, chaines de montage, productions de masse...) et qui a donné naissance à des outils formidables : le livre, le roman, le manuel d'apprentissage, les notices techniques, les témoignages, les manuels d'enseignement, les peintures, les chansons, les films, les photographies... 



La naissance des archives ouvre grand les portes de la connaissance, de l'éducation et de l'histoire. La représentation du monde change et devient plus précise avec la multiplication des poins de vue, aussi bien dans les images que dans le textes. Des temples sont édifiés à la gloire du savoir et de la mémoire du monde (musées royaux puis nationaux, bibliothèques des savants puis des citoyens, archives nationales). Elles se remplissent des témoignages des gens disparus, et progressivement, des vivants.

La population des sociétés modernes augmente de façon exponentielle, et son activité s'accélère sur tous les plans. Les techniques qu'elle invente progressent en performance, et l'archivage n'échappe pas au mouvement. Avançons très rapidement jusqu'au milieu du XXe siècle avec l'apparition de l'informatique qui offre une capacité d'archivage énorme des informations (texte, images, données) aux outils de stockage. On parle alors de mémoire informatique, de mémoire virtuelle.



La miniaturisation des outils (supports de plus en plus réduits) agrandit la capacité de stockage (accroissement de la densité d'information), et les sociétés se mettent à tout numériser puisque toute information devient source de pouvoir, de communication et de revenus, donc de progrès matériel. Et dès lors que l'informatique devient un produit de consommation (vous connaissez tous l'histoire fort populaire de l'essor de l'informatique), tout le monde se met à archiver, à stocker selon ses besoins professionnels, culturels ou sociaux.
L'ordinateur occupe une place privilégiée parmi les machines utilisés, essentiellement pour sa rapidité et sa mémoire. Cette évidence est bonne à rappeler si on n'oublie pas qu'il est vraisemblable que l'utilisation de l'informatique nous pousse à adapter notre raisonnement sur celui de l'ordinateur devenu sa principale source de connaissance, ce que nous verrons plus loin. D'un point de vue pratique, notre mémoire transfère son contenu à celle de l'ordinateur et des outils de stockage dont il est devenu le relais, et ce faisant elle lui cède un peu de ses capacités. 



Une planète de stockage


La numérisation est le moyen le plus utilisé aujourd'hui pour transférer un contenu dans une mémoire informatique. Cette mémoire physique a pris des formes diverses alors que l'industrie informatique prend son essor : cartes perforées, bande magnétique, cassette, disquette, disque dur, CD, DVD, clé USB, serveur). La numérisation est un procédé relativement facile à utiliser et presque tout le monde l'utilise.

Le réseau Internet accélère davantage encore l'échange de l'information, donc des données qui circulent désormais sur leurs propres autoroutes. Des autoroutes qui passent au fond des océans ou via des relais de satellites dans notre espace physique. Des milliers de satellites. Des millions de câbles. Et ainsi, à côté du stockage des machines, des machines obsolètes, des stocks de piles et de batteries usagées, des montagnes de stocks à vendre, à acheter ou à recycler, il y a le stockage de la mémoire, de l'histoire par la parole et par l'image des peuples qui la font. Tout un réseau gros comme un nuage informatique et un cumulus bien réel au dessus de nos têtes s'étend à vue d'oeil sans qu'on y prête attention, tant nous sommes occupés à produire, apprivoiser, transmettre en boucle de l'information.

Loin d'être un scientifique ou un expert de l'informatique, l'article que j'écris n'a pas pour but de vous présenter une vue indiscutable ou holiste du sujet abordé. Mais je crois utile de proposer des pistes de réflexion, d'élargir le point de vue sur l'archivage des données au niveau planétaire. Le sujet est récurrent et très contemporain, tant du point de vue économique, politique que social. Sur le plan personnel, j'ai toujours éprouvé le besoin de conserver les objets - ces déclencheurs de souvenirs et d'émotions - et d'archiver les choses. Ma boîte a idées s'est forgée dès l'enfance, poussé que j'étais, par émerveillement, à m'attacher aux objets. Et c'est en comprenant le sens figuré de l'attachement que j'ai développé celui-ci au sens propre. J'ai collectionné une grande variété d'objets et d'images (telles les cartes postales, ces fenêtres réversibles sur le monde avec d'un côté une vue anonyme d'un coin éloigné du monde, et de l'autre les mots d'un proche). Et puis, j'ai une grande mémoire des situations vécues, et je numérise beaucoup. Des articles et des images pour me souvenir de l'histoire et ne pas me limiter à l'actualité, pour développer des idées et m'inspirer quand vient le temps d'écrire. Pour élargir et décloisonner les connaissances, et surtout, surtout : pour comprendre. 

Mon portrait de nos société serait trompeur si je n'y ajoutais quelques nuances. Tout le monde ne conserve pas et l'archivage n'intéresse pas tout le monde. Dans une société moderne oû l'archivage est confronté à des critères économiques (coût du stockage en temps et en énergie), l'alternative demeure pertinente : garder ou ne pas garder. Il reste que, plus les capacités de stocker sont grandes et plus l'intérêt pour les données stockées est élevé, plus on trouve les moyens de le faire et plus on cherche les moyens de les rentabiliser. Une rationalisation économique peut en effet se substituer à un intérêt culturel, affectif, historique de moindre envergure. Et s'il est bien des choses que l'on veut conserver, il en est aussi que l'on veut effacer.

(À suivre : la numérisation massive du vivant et du réel)