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dimanche 31 mai 2015

Dans le ventre du souvenir - première partie.

Portés par la mère
soulevés, comprimés, renversés;
dans notre gestation
nous n'avons ni le temps ni l'espace
pour les souvenirs.
(Aphorisme des pré-naissants)


Le fil des souvenirs. Quand commence t'il? Quand se noue t-il pour la toute première fois? Et qu'en gardons-nous à mesure que la bobine du temps se déroule? Ces questions traversent notre esprit au moins une fois dans notre vie. Car depuis notre naissance le fil des souvenirs constitue un repère inespéré pour tracer notre propre voie.


Dans mon tout premier souvenir, j'ai quatre ans. Je suis dans un champ en face de notre maison, le manteau hérité de mon frère ainé sur le dos. Le vent d'automne fouette mon visage que je cherche à protéger avec le col épais. C'est par ce manteau, légué ensuite à mon petit frère, que le souvenir s'est figé durablement pour rejaillir régulièrement dans mon esprit. Ce souvenir, je l'ai sans doute un peu transformé, mais sous le vernis du temps qui passe, la matière brute demeure intacte, vive, profonde.

Ma mémoire ne dispose pas de souvenirs plus anciens, et à tout âge j'oublie des pans entiers de mon existence. Parfois j'aimerais en retrouver, soit par curiosité, soit par amour pour ceux qui m'ont permis de vivre ces moments pourtant inoubliables. La survie de nombreux souvenirs passe hélas par la sélection et l'abandon inévitable d'autres souvenirs. Et plus les jours s'accumulent - 10 950 seulement quand on arrive à trente ans - plus on a de souvenirs à classer, chasser, ressasser.

Dans le ventre

Si j'en crois mes parents - en qui j'ai une totale confiance - j'ai grandi dans le ventre de ma mère avant de voir le jour (avant que le jour ne me voie, en fait, pleurant, le visage crispé, les yeux fermés, les poings serrés). Je ne m'en souviens pas, et je sais en être incapable. L'évènement n'a été ni filmé ni photographié, et en un sens, je ne suis pas malheureux de savoir que mon premier rôle ne sera jamais stocké dans les serveurs d'une agence de renseignements.

J'ai posé la questions aux adultes autour de moi, et personne de ma connaissance n'a de souvenir antérieur à leurs trois ou quatre ans. J'ai également posé la question à mes enfants lorsqu'ils ont eu quatre ans : ils se souviennent d'évènements de leur trois ans, mais pas au delà (malgré les nombreuses photos et vidéos). Aucun souvenir de ce qu'ils ont vécu dans le ventre de leur mère non plus (malgré les clichés des échographies - je plaisante). Et avec le temps, ils oublieront plusieurs de ces premiers souvenirs. En quelque sorte, le cordon ombilical se coupera de nouveau.

Les réponses à mes questions tiennent peut-être simplement dans la paume de la main d'un nouveau né : le cerveau se construit à mesure qu'il évolue, et celui du foetus ou du bébé, aussi vierge de toute image et de toute émotion soit-il, a une capacité d"absorption très limitée. Trop petit, il ne compute pas encore complètement; Sans autonomie, il développe peu la capacité ni la nécessité de se souvenir.

- À 12 semaines, le foetus peut toucher, goûter, sentir, entendre;
- À 37 semaines, il peut mémoriser des sons. Peut-être reconnait-il la voix de sa mère;
- À la naissance - 40 semaines, il bascule et change de milieu, comme un poisson sans eau contraint d'apprendre à respirer de l'air en quelques secondes.

Le fil du souvenir commence très tôt, mais il se coupe vraisemblablement lorsque l'enfant naît. Avec la croissance, l'enfant acquiert la capacité de structurer son vécu dans son for intérieur. Il dresse les contours de son identité en accumulant des expériences, des images et des sons de son environnement dont le temps, le hasard et la volonté jugeront de la pertinence d'en faire des souvenirs.

Je pense que ce fil de souvenirs est discontinu, interrompu, clignotant : il commence comme une boule de neige faite de flocons épars et dont la forme naît un jour d'accumulation, sans crier gare. Elle grossit, se compacte, prend du poids et de la vitesse à mesure que nous décidons de la faire rouler. Puis, les saisons passent et une grande partie fond au soleil tandis que nous nous en désintéressons pour en faire une autre.

Le souvenir - le précieux Souvenir - est une connexion viscéralement ancrée en nous, une combinaison de sensations et de pensées que nous avons figée dans le temps par une sorte de membrane qui les maintient en place et les préserve de l'oubli, loin du flux permanent de la pensée. Les souvenirs - innombrables, comprimés, triés, bousculés - protègent les expériences marquantes de notre vie de la recombinaison permanente de nos connexions. Leur but est d'être rappelés à nous à tout moment, comme une respiration profonde quand un danger ou une opportunité se présente à nous, comme un éclair de mémoires lorsque l'adulte retrouve sa mère après une trop longue absence.

Détour poétique

Au delà des questions posées en introduction, l'objet de ce texte est un peu d'envisager nos premiers souvenirs sous un angle poétique. Là oû le souvenir s'envole, l'imagination réinvente le ciel.

Salvador Dali, peintre et écrivain doué, disait que le traumatisme de sa naissance avait été provoqué par la perte du paradis perdu. Ce paradis perdu, c'était sa vie intra-utérine; la source de toutes ses émotions et de tous ses fantasmes artistiques. Les montres molles, les objets mous, les oeufs qu'il a maintes fois représentés dans ses toiles lui venaient toutes, disait-il, de sa vision du monde alors qu'il était encore foetus. À travers le liquide amniotique, depuis le ventre intérieur et dans le mouvement de sa propre gestation, Dali a eu ses premières visions d'un monde mouvant, malléable et liquide dont il tirera une substance inédite.

Ce souvenir de pré-naissant est devenu fondamental pour sa vie artistique future : de toile en toile, du surréalisme à l'hyperréalisme, il a poursuivi sa quête du paradis perdu. Cette capacité de visions, ces sensations dont il dit avoir gardé le souvenir sa vie durant pourraient être rangées parmi ses nombreuses et célèbres élucubrations. Cependant, elles ne sont pas dénuée de sens et de poésie; enfant né à la place d'un autre mort après quelques mois, Salvador Dali porta le même nom que ce frère aîné jamais connu dont il a pris la place. Salvador - le sauveur en Espagnol - est né parce que l'autre n'a pas survécu, et sans le décès du trop jeune Salvador Dali, nous n'aurions sans doûte jamais connu Salvador Dali l'artiste. Les montres seraient restées solides et les aiguilles n'auraient pas lévitées au dessus du cadran pour tordre un temps dont le mouvement serait demeuré alors bien réaliste.

Les artistes savent cultiver le jardin des sensations et des souvenirs, et il appartient à leur talent d'ancrer dans le réel et dans le temps des images autrement éphémères et volatiles.

D'une manière très émouvante, le chanteur et compositeur Lou Reed confia lors de sa dernière entrevue (Rolling Stone Magazine) des souvenirs de ce que ses parents lui avaient apportés. Extrêmement méfiant envers les journalistes et d'un naturel très avare de commentaires sur sa vie personnelle, il évoqua néanmoins ce jour là - alors qu'il se savait affaibli et sur le seuil de la mort - des souvenirs profonds. De son père, Lou Reed avoua laconiquement n'avoir reçu « que de la m.... ».

De sa mère, il confia aux auditeurs avoir reçu un trésor inestimable : d'une voix fragilisée par le cancer et tendue par l'émotion, il raconta combien résonnaient en lui les battements du coeur maternel avant même sa naissance. C'est là, dans le ventre de sa mère, que le boum boum boum boum  martelait ses oreilles et traversait son corps tout entier comme une vibration imposante. La source de son apprentissage du rythme, l'origine de son intérêt pour la musique se trouvait-là, enfoui en lui, engendré en la mère; traversé de toutes parts par l'omniprésence du son régulier du tambour, secoué par ses coups répétés, par les saccades toutes à la fois violentes et réconfortantes du coeur fondamental qui animait sa propre volonté, il serait venu au monde avec cette oreille sensible et ce corps tourné vers la musique.

Dans sa biographie, Lou Reed évoque un autre souvenir capital : le souvenir des électrochocs qu'il a subis à l'âge de 17 ans, à la demande de son père qui voulait le "guérir" d'une homosexualité émergente. Loin d'avoir modifié sa nature profonde, cette expéricence traumatisante a trouvé un écho, dit-il, dans son amour pour la guitare électrique. L'art de jouer de la distorsion - sonorité si proche de l'électrochoc - a pu lui servir à surmonter et à dépasser une sensation à jamais ancrée dans sa mémoire. Trouver la source originelle de la musique dans le souvenir de la mère pouvait également lui offrir l'occasion de se réapproprier sa propre histoire.

(À suivre)