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mardi 24 février 2015

Là où tourne la chance

    Dimanche après-midi, rue Notre-Dame, à Montréal. Nous roulons en direction de la bibliothèque de Pointe-Aux-Trembles pour lire et s'amuser, trouver des livres pour toute la famille. La séance de patin à glace libre à l'aréna d'où nous venons est annulée parce que l'équipe junior de Pointe-aux-Trembles joue un match à domicile. Un peu déçus en croisant les joueurs franchir la porte d'entrée, nous nous demandions comment passer notre après-midi. J'avais proposé que nous regardions la compétition, mais personne n'avait semblé partager mon enthousiasme. Les patinoires extérieures sont nombreuses dans le quartier, il aurait été facile de patiner; les glaces nous tendaient les bras, mais le froid et la neige les refermaient aveuglément. La neige virevoltait depuis le matin, s'accumulant au gré de vents rudes, et nous trouvions dommage de retourner à la maison : nous aurions aimé courir dans cette abondance de blancheur et d'aventure, agrandir notre fort érigé depuis deux mois dans le jardin, glisser sur les pentes. Mais le froid était à demeure et n'entendait raviver nos ardeurs qu'au prix d'une vaillance excessive pour les enfants.
Le choix
Le choix de la bibliothèque est alors devenu évident, sauf pour les enfants qui, contrairement à leur habitude ne veulent pas y aller. Refus bruyant, bottes énergiques dans le derrière du refus. L'autorité parentale ne se laisse toutefois pas démonter. Convaincus qu'ils s'y amuseront une fois sur place, nous nous engageons vers la bibliothèque et son étage complet dédié aux plus jeunes. Livres, jeux, nouveaux amis, les arguments sont faciles et connus. Mais les cris ne cessent pas.
Donc, me voilà roulant très lentement sur la rue notre-Dame car la visibilité est perturbée, mais également car je suis précédé sur la route par quatre énormes déneigeuses du genre ci-dessous.

Positionnées en diagonales deux par deux, elles avancent tranquillement, au même rythme, en poussant sur leur côté droit des kilos de neige fraîche, vaporeuse, lourde. C'est un spectacle toujours étonnant malgré l'habitude. Coupant court au brouhaha ambiant, je m'exclame « regardez!. Là, juste devant, regardez les déneigeuses!»
Par magie, les pleurs et les discussions cessent instantanément. Je pointe du doigt l'objet de mon émerveillement en espérant que les enfants profitent du spectacle et que nous puissions tous retrouver notre bonne humeur habituelle. Quel ravissement de voir leur surprise et leur réaction! 
Je le sais de nouveau à ce moment là : c'est parce que j'ai été un enfant que j'ai eu envie de fonder une famille.
Notre voiture devient un observatoire de la faune mécanique qui s'ébat devant nous. Le troupeau d'éléphants d'acier délimite le territoire, repousse les éléments et la glace avec une rare force tranquille. Nous semblons si petits, si vulnérables en passant à leur hauteur que j'en oublie presque que nous sommes sur la route. Le marquage au sol est quasiment invisible, sinon suggéré par les traces des énormes roues des machines jaunes de la voirie.
#!&?**
Parvenus à un carrefour, nous les admirons tourner à droite tandis que nous bifurquons vers la gauche. Ils s'éloignent dans les brumes lorsque j'entame mon virage en redressant la tête devant moi. Avant même que j'aie pu terminer ma manoeuvre, une voiture de police arrive droit sur nous. Diable! Une seconde, je cherche à comprendre - la lumière est verte pour nous, donc rouge pour eux (#!&?**). Une fraction de secondes et je sais que je ne peux presque plus rien changer. Brutalement je reprends la vigilance que j'avais abandonnée distraitement en voulant détourner l'attention des enfants, et serre les mains sur le volant. Il est trop tard pour s'arrêter, alors j'accélère. La voiture de police parvient à nous contourner par l'arrière sans déraper.
Un silence de plomb s'abat tandis que je termine mon virage. Je vois un accident évité de justesse défiler devant mes yeux, et mes espoirs d'après-midi agréable s'effondrer comme de la neige fondue au chalumeau. La voiture de police est repartie comme si de rien n'était, je poursuis ma route, lentement.
 Alors que les enfants me demandent ce qui se passe dans le rétroviseur, je scrute pour savoir si la police a bel et bien oublié son gyrophare et sa sirène. « Désolé tout le monde pour la secousse, je n'avais pas le choix ».
 Je retrouve mes esprits, conscient de m'être moi-même plongé dans la rêverie trop facilement. Les policiers ne m'avaient pas vu, et moi non plus je ne les avais pas vu. Sont-ils passés à l'orange? Avaient-ils signalés? Avaient-ils jugé qu'ils avaient la marge de manoeuvre suffisante pour nous éviter? Leur vitesse ne nous aurait pas été fatale, mais on aurait tout de même été secoué. Je me remémore la scène, pour y trouver des indices, mais à chaque fois, elle s'efface un peu plus, comme un disque acétate. Nous sommes tous impatients d'arriver à la bibliothèque.
 À ce moment de mon récit, vous vous dites probablement que j'ai eu de la chance. Or, ce n'est pas tout à fait vrai.
 L'imprudence
 Il s'est passé plusieurs choses depuis que je suis monté en voiture, et mon passage à la lumière n'est qu'un évènement parmi d'autres. Rétrospectivement, c'est celui qui frappe le plus l'imagination, c'est celui dont on se souvient le mieux pour plusieurs raisons évidentes, et à juste titre. Si je raconte ma journée comme je vous l'ai décrite, ceux qui m'écoutent me diront sûrement qu'en fin de compte, j'ai eu de la chance de ne pas avoir eu d'accident. Mais si je ne focalise pas sur le dernier incident évité, et si je revois la séquence de l'après-midi dans son intégralité, je réalise que je n'ai pas toujours eu de la chance.
Rappelez-vous : la séance de patinage a été annulée, nous ne savions pas que faire de notre temps, les enfants ne voulaient pas aller à la bibliothèque, les conditions de route étaient mauvaises, la route était obstruée par des engins de voirie, nous étions impatients, la police était présente.
La réalité est qu'il est rare de croiser la police sur cette route, surtout un dimanche. La réalité est qu'il est aussi rare de croise un troupeau de quatre déneigeuses, qu'il est rare que l'aréna soit fermée au public quand l'équipe n'utilise qu'une seule des deux glaces (celle de l'équipe). Non, décidément je n'ai pas eu que de la chance.
Me dire que j'ai eu de la chance de ne pas avoir eu d'accident est le principal argument pour me convaincre qu'il me suffira d'être plus vigilant sur la route pour éviter de revivre une telle situation. Si je m'en tiens à cette analyse, je risque tout de même de m'exposer de nouveau aux mêmes conditions. Raconter et revivre l'incident évité ne me dit pas qu'il faut consulter l'horaire de l'aréna à chaque fois avant d'y aller, qu'il vaut mieux discuter avec les enfants du plan B (comme dans bibliothèque) avant de prendre la route, ni que la roue du hasard n'est pas en congé le dimanche.
La loi de Murphy
Il se passe à peu près la même chose - à l'envers - quand on parle de la loi de Murphy : en voiture, on croit que toutes les lumières sont rouge et qu'il y a davantage de trafic quand on est en retard. On croit qu'on n'a décidément pas de chance ce matin là et que tout va de travers : notre café se renverse sur nos jambes, on oublie l'agenda, etc..., sans se rappeler que notre trajet est congestionné à cette heure là tous les matins. Sans se rappeler que les lumières ne sont pas réglées en fonction de nos retards, qu'on a pas eu besoin de passer à la pompe car on l'avait - par prudence - fait la veille, qu'on a évité plusieurs accident parce qu'on s'est davantage exposé au danger à cause de notre vitesse excessive. Et en oubliant que, finalement, on est arrivé avec seulement 5 minutes de retard.

Nous avons passé un après-midi riche en émotions. Le soleil brillait dans la bibliothèque jusque sur les pages de nos livres, ce qui nous forçait parfois à plisser les yeux pour mieux pouvoir lire. Pas question toutefois de changer de places, nous nous sentions trop bien dans nos fauteuils verts douillets. On lit toujours mieux quand on est confortablement assis, les sensations et l'émotion passent mieux, on dirait.

C'est notre instinct de survie et notre naturel sélectif qui nous font voir un seul côté des choses en oubliant le mauvais ou le bon côté selon le cas. Avoir été chanceux ou malchanceux nous fait souvent oublier que les conditions de la chance changent à chaque .instant en fonction de notre comportement. Et nous fait souvent croire que « ça n'arrive qu'à nous » ou pire encore, que « ça n'arrive qu'aux autres ».
La chance tourne...là où on veut bien regarder.

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