Je ne parle pas syrien
mais je comprends ce qui se passe
à Damas ou à Homs.
Je parle la langue
de la raison et des idéaux
mais choisir est une épreuve.
La situation critique en Syrie nous pose à nous, citoyens des puissantes
nations occidentales, un défi que nous ne connaissons que trop bien : comment
se comporter lorsqu'une guerre interne éclate dans un pays étranger. À chaque
fois qu'un conflit armé se déroule au sein d'une nation, pour peu que nous éprouvions de l'empathie ou que nous aspirions à un monde en paix, nous sommes pris dans
un dilemme moral de taille. En effet, il nous est très difficile de
décider si nous devons intervenir ou pas, et si nous intervenons, où, quand et
comment. Ce dilemme moral nous paralyse car nous ne savons pas toujours trop
bien comment y faire face, ni comme en sortir. Ne rien faire? Ne rien penser?
Cet échappatoire ne lavera pas notre conscience de ce tiraillement intérieur
qui n'est pas inéluctable. Car nous avons toujours le choix. Celui de choisir,
justement, de décider et de défendre notre moralité plutôt que d'y être
enchainé.
Que ce soit dans la presse écrite, télévisée ou sur
internet, que ce soit dans les discussions orales ou écrites, dans la rue ou
sur des réseaux sociaux, j'entend et je lis notre désarroi et notre perplexité.
Pour la plupart, nous ne savons pas quoi faire pour agir dans le conflit
interne qui ronge la Syrie
depuis mars 2011. J'écoute un examen de la situation qui ne débouche que sur un
dilemme moral (a Catch 22 en Anglais) sans fin. Alors, agir ou pas? Quand?
Comment?
Sortir du dilemme
Face à un dilemme, notre mode de pensée, notre logique
trouve ses propres limites. Notre rationalité limitée met notre cohérence à
l'épreuve, elle nous paralyse en quelque sorte, jusqu'à ce que nous finissions
par agir, poussé par les évènements. Faute d'un examen de conscience courageux
et lucide, nous retombons, à chaque nouvelle guerre dans le même dilemme et
nous sommes incapables d'en sortir. Chaque conflit est particulier et mérite un
examen spécifique, mais malgré tout, nous fonctionnons toujours avec la même
logique limitée et nous heurtons toujours au même dilemme avec un sentiment
d'impuissance.
Notre analyse du dilemme se fait presque toujours
selon la logique vrai/faux, bien/mal, bon/mauvais, facile/difficile, sécuritaire/risqué, avantageux/désavantageux, pertinent/superficiel, rentable/non
rentable. Nous sommes donc enclin à chercher la meilleure solution, celle qui
ne sera ni fausse ni mal ni mauvaise ni difficile ni désavantageuse ni
superflue. Nous cherchons la solution qui permettra de résoudre le conflit
syrien ou, au moins, qui permettra de résoudre notre conflit intérieur. Or, en
cherchant la solution idéale, acceptable sur
tous les plans et neutre, nous réalisons que nous ne pouvons pas tout obtenir
ni tout résoudre. Pourquoi? Parce que, la plupart du temps, il n'existe pas de
solution idéale pour résoudre un conflit. Et souvent aussi, comme en Syrie, il
n'existe même pas de demi-solution.
En cherchant la meilleure solution, tant sur le plan
militaire, que politique, tant au niveau humain que géopolitique, aussi bien
d'un point de vue intellectuel qu'émotionnel, notre logique se heurte au réel.
Résultat, nous vivons un dilemme moral dont nous somme incapables de sortir car
nous ne savons pas choisir quand la situation ne peut pas se réduire à une
distinction entre le bien et le mal ou entre le bon ou le mauvais, le sûr et le
risqué. Nous voulons aider les civils, mais nous ne voulons pas intervenir dans
le conflit. Nous voulons internvenir, mais nous ne voulons pas prendre parti. Nous
ne voulons pas intervenir, mais nous ne voulons pas laisser des gens mourir. Autant de
situations inconfortables que nous vivons de façon durable à chaque fois qu'un
conflit de ce genre éclate.
Le discours binaire
Pour ma part, je crois que nous devons dépasser notre
logique simplificatrice qui nous enjoint à trouver la meilleure solution car
elle nous empêche de faire des choix éclairés et assumés. Analyser la situation
et peser le pour et le contre est nécessaire, bien entendu, mais cela est
insuffisant pour décider ce que nous voulons et pouvons faire.
En occident, nous avons l'habitude de penser qu'à tout
problème il existe une solution qui est la bonne à tout point de vue, mais
quand il s'agit de la trouver, nous sommes démunis car nous raisonnons selon
une logique problème-solution, alors que nous devrions réfléchir dans le sens
situation-choix. Quand notre examen de la situation commence par la recherche
du problème, du mal et du coupable, nous présumons que nous pouvons apporter le bien et que
nous sommes innocents. En réfléchissant de la sorte, nous cherchons une
solution qui sera biaisée et qui nous donnera l'illusion d'être neutre et
bienfaiteur.
Souvent, nous cherchons indirectement une manière d'agir qui ne nous engage
pas pour l'avenir. Nous espérons qu'une fois le conflit réglé, le problème
s'effacera de lui même puisqu'il aura été résolu. Or le monde ne tourne pas de
manière cartésienne et cohérente. Le monde n'est pas une somme de problèmes
qu'il faut résoudre un à un pour atteindre le bonheur. Le réel n'est pas
réductible à une somme de lois morales qu'il faut appliquer partout. En pensant
ainsi, nous ne faisons que retarder l'heure du choix et les choix finissent par
s'imposer à nous à force d'avoir cherché à trouver une solution logique.
Je ne dis pas que nous devons éviter d'être logique ni
de changer notre logique (processus très lent qui s'étend sur plusieurs
générations), je dis que nous devons la dépasser et réfléchir davantage en
termes de choix.
Nous ne sommes pas dupes, et une partie des citoyens
est probablement bien consciente, comme nous, qu'il lui est difficile de sortir du dilemme
lorsqu'on se met à réfléchir aux conflits dans le monde. Le
discours de nos dirigeants politiques, des médias, des présentateurs et
analystes qui se prononcent publiquement sur ces questions présentent presque
systématiquement la situation sous l'angle problème-solution ou selon une
logique qui ne permet pas aisément de se décider et de choisir en tant
qu'individu. On nous confronte systématiquement à notre dilemme par un recours
aux clichés, à l'émotivité, par la recherche effrénée d'un consensus; les
multiples facettes d'un problème sont présentées de manière continue,
superposées en une mosaique d'images aveuglante, tandis que des causes
sous-jacentes dudit problème sont voilées et n'apparaissent qu'en filigranne.
Réfléchir dans ce dédale n'est pas simple.
Collectivement, nous sommes conditionnés par un
discours binaire que nous remettons peu en cause. Les citoyens indécis et incapables
de surmonter la logique prédominante perpétuent donc, inconsciemment ou pas, la
référence à une logique limitative. L'éducation prend le relais en propageant
une vision simplificatrice du monde et de ce qui s'y passe. En définitive, dans
notre mode de pensée, le choix devient le dernier élément d'une longue analyse qui
vise à satisfaire la recherche de la meilleure solution. Une fois appliqué, ce
choix vient en contradiction avec le réel et remet en cause
notre logique. Puis, une fois la guerre terminée - elle se déroule rarement
comme prévu - plutôt que de remettre en cause notre logique, de chercher les
failles dans notre raisonnement, nous observons ce qui dans le réel a pu
empêcher notre solution de se réaliser. La table est alors mise pour que nous
répétions le même schéma lorsqu'un prochain conflit éclatera.
Impossible conciliation
Concrètement, dès qu'il est apparu qu'en Syrie la
révolte populaire ne débouchait pas sur un changement de politique
satisfaisant pour la population mécontente de son sort, que les revendications sociales, économiques et politiques
avaient fait place à un conflit armé (été 2011) nous avons dû nous demander
quoi faire. Entre l'été 2011 et le printemps 2012, le nombre de morts, de
réfugiés, les répercussions dans les pays voisins ont atteint une ampleur telle
que nous avons commencé à vivre - pour la plupart - un cas de conscience : nous
n'avons plus eu le choix de nous demander s'il fallait ou non intervenir. (En
tant que citoyens des grandes puissances, avons-nous encore le choix?)
Motivé par notre besoin d'examiner la situation pour
comprendre et (dé)motivé par notre nécessité d'affronter progressivement notre
dilemme, nous ne nous prononçons pas. Souvent incapables de dépasser notre
dilemme, puisque la complexité de la situation ne permet pas une solution
idéale, nous choisissons d'examiner l'évolution de la situation,
en espérant que la situation deviendra moins complexe, et qu'elle nous
permettra de trouver la solution au problème. Attentistes, nous nous mettons à
espérer que les choses s'arrangeront. Mais la situation ne s'arrange pas : le
conflit dégénère en guerre civile et la situation devient de plus en plus
complexe à mesure que les évènements se succèdent.
Depuis trop longtemps, les opinions - y compris la
mienne -, les discussions, les discours politiques, les analyses médiatiques
ressemblent à une improbable feuille de route sans direction ni repères :
- Qu'Assad quitte le pouvoir, mais sans qu' un autre
dirigeant autoritaire prenne les rennes de la Syrie;
- Intervenir pour détruire la capacité d'Assad de
poursuivre la guerre, mais sans tuer des innocents;
- Limiter notre intervention à une offensive aérienne,
tout en craignant que cela ne soit insuffisant;
- Soutenir l'opposition, mais seulement si elle est
jugée favorable à la démocratie;
- Défendre notre idéal de démocratie, mais ne pas
intervenir dans les affaires intérieures syriennes;
- Éviter d'être pris pour cible.
Sur le plan moral, il est fort possible que nous
souhaitions davantage :
- Exprimer notre douleur, notre compassion ou notre
inconfort;
- Agir pour le bien de tous;
- Ne pas avoir de sang sur les mains;
- Ne pas avoir de remord sur la conscience;
Notre ambition de mettre en équation logique toutes
ces propositions n'est pas raisonnable. Elle est louable mais vaine, tant il
est vain d'espérer obtenir à la fois la paix, la stabilité, la réconciliation
nationale, la non-ingérence. Il ne s'agit pas de concilier une somme de
propositions inconciliables ou contradictoires, mais de privilégier - en
acceptant des sacrifices - la ou les quelques propositions que nous jugeons
moralement capitale ET qui soient applicables au profit des syriens.
Choisir plutôt que déduire
J'insiste sur le fait qu'il
est nécessaire d'avoir des règles morales et d'envisager la problématique sous
tous ses angles. L'important à mes yeux, toutefois, est de choisir ce que nous
voulons et pouvons assumer. Choisir plutôt que déduire. Décider plutôt que
deviser. Il importe pour chacun de nous de dépasser un dilemme moral qui nous
pousse dans un statu quo intérieur : un choix clair et assumé peut se substituer
à une longue hésitation qui va à l'encontre même de nos valeurs.
Si nous ne choisissons pas, ceux qui n'ont aucune
moralité ou aucun scrupule - ceux pour qui la situation ne pose aucun dilemme
moral - accapareront le débat. Le risque est réel que le débat publique se fasse sans nous et que les élus n'entendent que les choix des groupes de pression pour orienter leur politique pour engager nos nations. Si nous ne choisissons pas, notre hésitation
fera l'affaire de dirigeants qui pourraient avoir l'impression qu'ils n'ont pas de compte à nous rendre. Ainsi, faute d'être confrontés à des opinions claires et résolues de la part de la population, nos intérêts peuvent ne pas être pris en compte lorsque viendra pour eux le temps de décider d'une politique. Car les choix sont divers et variés sur ce que nous pouvons et voulons faire pour les syriens. (Ne rien décider est en soi déjà un choix. Laisser, par dépit, nos politiciens décider pour nous également.)
En septembre 2013, la situation a à ce point dégénéré
en Syrie qu'il nous
incombe de reprendre l'initiative et de nous prononcer clairement. Il nous
incombe de défendre notre moralité, de promouvoir une démarche assumée.
Une fois que nous avons fait un choix éclairé et que
nous acceptons de l'assumer à court et à long terme, nous pouvons alors agir et
défendre nos opinions avec conviction. Nous pouvons alors débattre
collectivement sur la justesse de nos choix plutôt que de nous débattre
individuellement avec un dilemme sans jamais s'en affranchir et en laissant des décideurs choisirs les termes du débat. Le dilemme doit
être l'assise de nos choix, il ne doit pas s'y substituer.
Choisir pour aujourd'hui, mais aussi pour demain. Que
fera t'on après les renoncements, après les résolution, après les
bombardements?
Laissons-les se battre entre eux? Laissons-nous se battre entre eux?
Aparté (mon opinion)
Des négociations sous l'égide de l'ONU représentent à
mes yeux la voie à privilégier. Le secrétaire général de l'ONU et les pays
membres doivent réclamer la tenue de la seconde conférence de Genève qui devait
se tenir en juillet mais qui a été reportée. Le compromis russe pour ôter au
régime en place son arsenal chimique, accepté par les États-Unis, offre une
opportunité inespérée. Les membres permanents doivent saisir l'occasion pour
tenter de contraindre les belligérants de s'asseoir à la même table.
Protéger les civils demeure selon moi la seule
priorité. Une intervention militaire d'un ou plusieurs pays sans l'accord de
l'ONU est inacceptable : les mentalités des dirigeants des pays membres
permanents et leur culture, mainte fois démontrée, des ambitions stratégiques
et des zones d'influence n'apportera pas la paix aux syriens. Pour les mêmes
raisons, l'ONU est incapable de faire preuve d'unité pour engager des casques
bleus.
Par contre, un soutien économique, alimentaire et
logistique à grande échelle aux réfugiés et au pays qui les accueillent est un
choix réaliste qui mérite d'être promu. Une telle intervention coûtera cher
mais elle permettra d'éviter une crise sanitaire imminente, tout en atténuant la
menace d'une extension du conflit aux pays voisins.
En dernier recours, devant l'échec d'une conférence pour négocier l'arrêt du conflit, nous devrons rapidement nous résoudre à armer l'opposition pour qu'elle ait une chance de survie. Nous n'avons pas le pouvoir d'empêcher la probable partition de la Syrie, pas davantage que la légitimité pour décider des choix politiques à venir dans cette région.
On a l'habitude de dire qu'une image vaut mille mots.
Nous avons vu trop d'images d'horreur et entendu trop peu de mots convaincants.
© Stéphane Aleixandre (2015)