« Le premier souvenir de la Mère
nous rapelle qui nous sommes
celui que nous étions
et l'autre que nous deviendrons »
(Aphorisme des pré-naissants - Le détachement)
Autosuggestion
Les
souvenirs intra-utérins et les premiers souvenirs représentent-t'il une sorte de
Graal? Est-il possible de se les rappeler? De les sortir de l'oubli? L'idée est
assez séduisante, notamment pour quelques manipulateurs aussi diversifiés
qu'ingénieux qui voient dans l'exploration des souvenirs et leur interprétation
un marché lucratif. Le souvenir peut alors être utilisé comme jalon d'une
mesure hautement subjective et très élastique pour interpréter notre vécu et
influencer notre comportement. Utilisé à bon escient, le souvenir peut toutefois devenir la clé pour
ouvrir - ou refermer - une période critique de notre vie.
Loin de la
psychanalyse traditionnelle, de nombreux mouvements de développement et
d'épanouissement personnel, animés par des volontés de contrôle, exploitent savamment
nos appétits de mémoire. Revivre les souvenirs de notre naissance et de notre
vie passé est au programme de nombreux groupements, églises ou religions
minoritaires fondés sur une pensée tantôt parascientifique ou paranormale,
tantôt magique.
Le plus
connu et le plus pernicieux de ces mouvements est l'église de Scientologie,
laquelle postule la persistance de souvenirs douloureux de notre vie en cours
et de nos vies passées dans notre cerveau, l'empêchant d'acquérir une puissance phénoménale.
Pratiquant une manipulation très rigide, la Scientologie propose, à travers des
cours qui ressemblent à s'y méprendre à une psychanalyse hypnotique, de revivre les
souvenirs douloureux encore et encore jusqu'à ce qu'ils ne génèrent plus aucune
émotion. Et ainsi, de remonter une chaine de souvenirs jusqu'à notre naissance
et au delà, remonter la chaine de souvenirs de nos nombreuses vies passées. Cette technique
ne tient aucun compte des souvenirs heureux qui ne figurent pas dans sa
doctrine sur le mental dont elle a d'ailleurs redéfini le terme.
Quête
interminable et ô combien onéreuse, une telle approche considère le mauvais
souvenir comme un corps étranger indépendant de notre volonté. Le souvenir devient le
socle à partir duquel l'individu interprète ses actions bonnes ou mauvaises, et
s'ouvre à la manipulation mentale. Tout cela est en fin de compte fondée sur
l'autosuggestion : les adeptes choisissent leur vies futures et s'inventent des
souvenirs lointains, sous la pression de l'organisation qui ne voit de salut
que dans la reprogrammation des souvenirs. Peu importe qu'ils aient été un jour Jésus ou
Joseph Goebbels dans votre vie passée (d'anciens adeptes ont révélé s'être
inventé de telles identités), l'absence de souvenirs douloureux est qualifiée
par les supérieurs d'acte de rétention et de refus de participer, donc d'entrave à leur démarche personnelle tout comme celle de l'église.
Un des
préceptes de la scientologie fort à propos commande aux futurs parents le silence absolu au
moment de la naissance de leur enfant. Silence sans lequel des souvenirs
douloureux pourraient venir se greffer dans l'esprit du nouveau né, enchaînant
ainsi son mental à une servitude millénaire. Chez les adeptes, l'enfant voit
donc le jour dans le mutisme complet du père et de la mère. L'affection est
ainsi détournée de l'enfant pour être redirigée vers la croyance scientologique
dont le remède produit le mal qu'elle prétend guérir.
Souvenir
adopté
Nous
pouvons tous vivre avec l'amnésie de nos premiers jours et de nos premières
années, mais la recherche des premiers souvenirs peut toutefois s'avérer
cruciale pour les orphelins et les enfants adoptés qui tentent de retrouver
leur famille biologique. Leurs recherches s'appuient sur des documents et des
témoignages là oû les souvenirs manquent. Séparés en bas âge de leurs parents,
les orphelins tentent souvent de retrouver dans leurs premiers souvenirs sinon
un visage (souvenirs visuels), du moins des paroles (souvenirs auditifs) ou des
impressions (souvenirs olfactifs, tactiles) pour tenter de cerner
l'environnement dans lequel ils vivaient.
Mais ce
n'est pas toujours le cas. Les quelques personnes adoptées en bas âge avec
lesquelles je me suis entretenu ont manifesté une approche similaire à celles
des enfants non adoptés : les souvenirs des premières années ne sont pas plus importants que d'autres pour avoir des racines, grandir et s'épanouir. Un ami se souvient
que des personnes sont venues le chercher à l'orphelinat à l'âge de 5 ans, mais
pas de ce qui s'est produit avant ni pourquoi il était là : aucun souvenir
d'une séparation ni d'un déracinement. La nouvelle famille lui a laissé des
souvenirs d'épanouissement, il n'était pas vital d'en trouver d'autres. Car les
enfants adoptés ont eu la chance de se sentir véritablement choisis : avec leur
physique, comme garçon ou comme fille, avec leur histoire. Dans leur nouvelle
famille ils ne sont jamais le fruit d'une grossesse surprise, d'une naissance
non désirée. Ils ne sont jamais à l'origine d'une déception pour des parents
qui ne voulaient pas d'eux ou préféraient un héritier. Ils ne viennent jamais
par accident, et se font attendre au terme d'une « grossesse administrative »
(les procédures d'adoption) durant laquelle on aura questionné ouvertement
les motivations et la moralité de leurs parents adoptifs. Ils ont eu une seconde chance d'avoir des premiers souvenirs.
Oseroions-nous néanmoins croire qu'il en va ainsi de tous orphelins dont les
guerres sont si fécondes?
Mais il
arrive que le besoin de se rappeler de nos premiers instants soit si fort, si
indispensable, que le besoin de se souvenir de notre mère à la naissance soit
si viscéral, qu'il nous impose de transfigurer nos souvenirs, des les
recomposer, plus vifs, plus nets et colorés.
Un cas
historique et assez représentatif a retenu mon attention, celui de Joseph
Merrick, dont vous avez peut-être entendu parler comme de l'Homme-Éléphant.
Personnage authentique né à Londres en 1862, son histoire est aussi étonnante
que ses malformations. Incappable de vivre normalement dans un monde incappable
de l'accepter, Joseph Merrick aura laissé le souvenir d'une résilience presque
surhumaine. Victime d'une maladie dégénérative très rare, son corps commença à se
déformer lorsqu'il eut cinq ans. Enfant aimé par ses parents, il perdit sa mère peu après ses onze ans. Ce fut pour lui, dit-il « le plus grand malheur de sa vie » car cela le priva de la
seule source d'affection à laquelle il eut droit. Impossible à guérir, écrasé sous le poids la honte et
par le manque d'argent, Joseph Merrick s'éloigna progressivement du reste de sa
famille. Pour échapper à l'hospice, il décida de gagner sa vie comme monstre de
foire : L'Homme-Éléphant était né.
De sa mère,
il évoqua le souvenir tout au long de sa vie, décrivant une femme magnifique
d'une incomparable beauté. Dans ces occasions, il n'oubliait jamais de
mentionner les circonstances dans lesquelles il était né. Sa courte autobiographie
commence ainsi en ces termes : « La difformité que je présente au public vient
de ce que ma mère fut effrayée par un éléphant; ma mère passait dans la rue
quand un cortège d'Animaux défilait, et les gens se pressaient pour les voir,
et bien mlheureusement elle fut poussée jusque sous les pieds de l'Éléphant, et
elle eut grand peur; ceci se passa pendant qu'elle était enceinte, et c'est la
cause de ma diformité. » Souvenir réel dont il fut l'héritier? Souvenir imaginé
pour authentifier son personnage? La naissance de l'Homme-Éléphant dans le
ventre du souvenir touche à l'émotion la plus profonde et la plus authentique
pour celui qui eut si peu de souvenirs heureux de son enfance.
On a
longtemps cru que le souvenir de sa mère et de l'origine de sa difformité ainsi
formulés correspondaient à un fantasme motivé par un réflexe psychologique de
nier la réalité pour survivre. C'est l'interprétation qu'en a fait le Dr.
Trefes après avoir recueilli Joseph Merrick lorsqu'il ne pouvait plus se produire en
spectacle. Et c'est la version qui a longtemps circulé, notamment dans le film
de David Lynch « Elephant Man », lequel a révélé l'histoire de cet homme au
grand public. Mais pendant plus d'un siècle, on a pensé que Joseph Merrick était né
difforme, qu'il avait été banni par sa famille et jeté de force dans les rets d'un montreur de foire peu scrupuleux. L'Histoire réelle est plus
nuancée et il est raisonnable de penser que l'Homme-Éléphant a pu colporter sans relâche son plus beau souvenir, non pas comme
une béquille psychologique, mais comme une revendication de sa normalité
intérieure.
*
* *
Et si...
Et si nous
étions capable de nous souvenir de notre premier mois, de notre première
semaine ou de notre vie dans le ventre de la mère, que reverrions-nous? Que
ressentirions-nous?
Le regards
des autres à qui nous ne pouvons pas parler. Les larmes et les pleurs pour dire
que nous avons soif et faim, que nous sommes fatigués. L'étonnante première
vision de nos parents : un visage immense et des mains de géant. Des sourires,
des mots incompréhensibles, des caresses. Et le sein maternel, la peau, si
tièdes et si vivants. Et puis avant. La première respiration, la première
ouverture des yeux, le premier cri. Que garder en mémoire quand tout est si
nouveau?
Quoi retenir quand tout nous imprègne avec tant de force et d'émotion?
Et puis encore avant. Pendant la gestation : l'aspect du liquide amniotique qui
nous enveloppe. Nous ne voyons pas, nos mains si près du visage, les pieds si
recroquevillés. Nous entendons des voix, le coeur majestueux et fidèle de la mère qui nous
berce. Nous n'est pas encore « moi » ni « je ». Vivre la tête en bas en
attendant le dernier jour de la vie dans le ventre, poussés violemment au
dehors, attachés au cordon dont nous chercherons ensuite à prolonger le lien
avant de le couper pour de bon.
Il est vraisemblable
que nous ayons eu de tels souvenirs, et ils furent bien éphémères. Si nous
progressons dans la sélection et le modelage de l'A.D.N. des embyons, si nous
continuons d'évoluer et d'accroitre, de génération en génération les capacités
biologiques de notre mémoire et le volume de notre cerveau, il est possible que
nous gardions un jour tous ces premiers souvenirs en tête. Verrons-nous un jour
des foetus dont la mémoire est déjà si riche qu'elle leur permette d'anticiper? De tels pré-naissants voudront-ils seulement naître?